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Intervention de Gilles Sainatti - Magistrat

Gilles Sainatti / 2010-10-18

Verbatim colloque Lois antiterroristes 25 ans d'exception - Tarnac, un révélateur du nouvel ordre sécuritaire.
Lundi 18 Octobre 2010 à l'Assemblée Nationale 

2eme table ronde : Gouvernance et terrorisme

Beaucoup de choses ont été dites ce matin et cet après-midi, mais l'intervention que je voudrais faire pourrait s'appeler le « storytelling sécuritaire ». Parce qu'en fait on est un peu là-dedans. Depuis 2001 on a bien compris que c'est la politique du pire qui est mise en place, c’est-à-dire que l'ennemi intérieur se confond avec l'ennemi extérieur et finalement tout le monde est ennemi. Évidemment le texte fondamental après 2001 c'est le « Patriot Act », mais ça ne suffit pas comme démonstration de l'évolution puisque l'on sait qu'en France par exemple, en matière d'antiterrorisme, on a une législation qui depuis 86 a beaucoup évolué, et qui était prête à être happée par le mouvement de la politique du pire. Quand on regarde un peu les dernières évolutions, entre 2001 et maintenant, les différentes affaires, alors nuls doutes que certains réseaux antiterroristes aient été interpellés, qu'on ne le sait pas, et que c'est grâce à ça que nous sommes en sécurité. Mais je vais m'attacher à parler un peu des affaires qui rentrent dans ce cadre d’un « storytelling sécuritaire », des affaires qui permettent finalement de justifier, en tout cas dans un premier temps, la pratique exceptionnaliste du droit et qui permettent de justifier aussi des pratiques et des idéologies qui sont sous-jacentes à ces pratiques.

Alors dans les affaires, il y a l’affaire Tarnac, mais aussi d'autres dont on n’a pas parlé, j'en ai retenu quatre qui m'ont semblé importantes, et c'est étonnant d'ailleurs que l’on n’en ait pas parlé. Alors par exemple les affaires, je ne sais pas ce qu'elles sont devenues d'ailleurs, elles sont apparues comme ça dans la presse, pendant très longtemps, elles nous ont maintenu en haleine sur l'existence d'un ennemi intérieur par exemple, et l’on n'a plus eu de nouvelles.

Donc par exemple l'affaire du « Commando AZF ». Une affaire extraordinaire entre 2004 et 2006. Vous avez des petites annonces dans Libération qui parlent du gros loup, etc. C'était l'idée selon laquelle il y aurait un groupe terroriste, qui mettait des charges de dynamite qui auraient certainement été retrouvées sous les rails de chemin de fer, et qui demandait une rançon; je ne me rappelle plus exactement du montant, plusieurs millions d'euros, en échange de l'arrêt de ses activités. À l’époque, je ne sais pas si vous vous rappelez, ça passait par l'intermédiaire des petites annonces dans Libération. On se serait cru dans un roman, c'était romanesque et c'était évidemment très dangereux parce qu’on se disait que premièrement si c'était vrai, on était arrivé bien bas dans la sécurité publique, et d'autre part si les services de renseignement fonctionnaient par petites annonces dans Libération, c'est qu’on avait peut-être du retard en matière de technologie. Et c'est vrai que cette affaire a quand même tenu en haleine beaucoup de lecteurs de Libération. Elle a fait beaucoup de bruit dans les années 2004/2006 et on a plus de nouvelles. Il y a eu un communiqué du Commando AZF qui a dit que finalement il n'avait pas la technologie suffisante pour continuer ses activités, et depuis on n'a plus eu de nouvelles. Alors je ne sais pas si une information judiciaire a été nommée. Ça s'est terminé comme ça et cela nous a tenu quand même en haleine pendant pratiquement tout un hiver, tout un printemps et l'on était là dans quelque chose d'un peu étonnant.

Deuxième affaire, dans ce « storytelling sécuritaire » à propos du terrorisme, on parlera après de choses plus précises à propos du fonctionnement de la Justice au quotidien, le Front Nationaliste anti-radars en 2008. Il y avait un communiqué d'un Front National anti-radar qui dégoupillait systématiquement les radars sur les bords des routes, une dizaine, une quinzaine, une vingtaine, peu importe, et en fait là aussi on a eu tous les experts qui sont intervenus à la télévision en nous disant qu'il s'agissait de conflits de basse intensité mais qui pouvaient dénoter l'évolution de notre société vers quelque chose de très violent. Finalement la personne a été arrêtée, c'était quelqu'un qui avait une grave dépression psychique et qui essayait d'attirer et d'imiter finalement ses lectures romanesques, du terrorisme au quotidien mais quelqu’un qui avait quand même de graves troubles psychologiques…

Troisième affaire, l'Affaire du corbeau. Je ne sais pas si vous connaissez cette affaire de 2009 c'est assez étonnant. On en a beaucoup parlé. C'était l'histoire, vérifiée, selon laquelle des personnalités politiques, y compris le chef de l'État, recevaient sous enveloppe, des balles et des menaces de mort de manière assez régulière. Cette affaire de corbeau est assez intéressante parce qu'elle intervient en 2009, après Tarnac globalement. Que ce passe-t-il ? Et bien les services descendent et à partir d'une liste semble-t-il, parce que je ne vois pas très bien comment cela peut fonctionner autrement, ils prennent tous les militants, aussi bien d'extrême gauche que d'extrême droite, tous les militants du coin et les mettent tous en garde-à-vue, longuement, avec perquisitions, grande opération, grand coup de filet etc. un peu comme dans l'Affaire Tarnac. Je ne sais pas si vous vous en souvenez, c'est vrai que cela a été moins médiatisé parce qu'il y avait déjà eu l'Affaire Tarnac, mais en fait c'était une récidive un peu quand même…
Et finalement, on s'aperçoit de quoi dans cette affaire ? Que grâce au fait que la personne avait envoyé une balle dans une enveloppe en mouillant le timbre avec son ADN, on arrive à déterminer qui elle était. Il s'agissait d’une personne qui était titulaire d'une licence de tir dans un club, certes de la région de l'Hérault, mais qui n'avait absolument rien à voir avec des militants altermondialistes ni des militants quels qu'ils soient d'ailleurs, et qui avait des graves troubles psychiques. Il a été mis en examen et puis, ensuite, l'affaire s'est dégonflée complètement. Et là aussi, on a eu droit à une intervention plus que massive des services, comme dans Tarnac, des perquisitions le matin, des gardes à vue, bref sur la base de listes de militants syndicaux ou anciens militants.

Alors c'est assez intéressant ces affaires-là parce qu'à chaque fois on assiste à un conte que les médias nous narrent. Mais c'est un conte qui enfonce, au fur et à mesure finalement, ce que l'État de Droit doit limiter, comme intervention ou comme sûreté par rapport à l'arbitraire de l'État ou du pouvoir central.
Et, il y a l'Affaire Tarnac bien sûr, tout le monde en a parlé, je ne vais pas y revenir, mais c’est dans la même logique. C'est vrai que cette politique de raconter avec des médias qui arrivent sur place presque en même temps que l'intervention de police par exemple, avec des interventions sur TF1.

Bref toutes ces choses-là sont de nature à créer une peur. De la politique du pire, on passe à la politique de la peur. Et à partir de quoi finalement se construit ensuite le démantèlement, plutôt l'infiltration d'une idéologie de sécurité et de peur dans les principes fondamentaux. Parce qu'en fait on parle d'état d'exception, mais en réalité les principes fondamentaux existent toujours. On n’a pas dénoncé la Convention Européenne des Droits de l'Homme, la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme existe toujours. Donc il y a toujours des instruments, des décisions qui se prennent en matière de Justice sur cette base-là. Mais les mots, petit à petit, sous ces coups de buttoirs médiatiques et de « contes sécuritaires », commencent à changer de sens et à perdre toute finalité de protection. On passe finalement d'une sécurité soi-disant dans la rue, à une insécurité juridique totale.

L'association de malfaiteurs, c'est un peu ça. On a une notion de qualification pénale qui n'est plus vertébrée. On ne sait plus ce que c'est finalement. Ça peut être tout le monde. Il y a une insécurité juridique totale par rapport à la qualification pénale. Et donc cette infiltration des principes fondamentaux on la voit avec une idéologie qu'on a vu arriver à partir des années 95/96, par les mêmes experts, pas forcément qu’eux d'ailleurs. Il y a eu des journalistes qui ont contribué à cette évolution. On nous a expliqué dans un premier temps qu'il fallait que tous les dispositifs de l'État ou bien de Droit soient mis en balance avec la notion de sécurité intégrée. Cela a été dit. C’est-à-dire que l’on devrait avoir dans tous les dispositifs, les textes de loi, des dispositifs pénaux qui seraient associés à ces dispositifs afin que finalement, on fasse respecter la loi. Donc on n’envisage plus de faire respecter la Loi par le consensus, par le contrat social, mais uniquement par la sanction. Ce qui n'est plus du tout le même projet de société dans lequel on était il y a encore vingt ans, dans la négociation.

On nous parle aussi, en matière pénale, de « tolérance zéro ». C’étaient les années 95/2000, 2001/2003-2004. C'est quoi la « tolérance zéro » ? C'est la volonté de poursuivre tout le monde, bien sûr les ennemis intérieurs, mais aussi ceux qui sont dans la pauvreté. En fait la « tolérance zéro », c'est l'intolérance sociale parce que ça n'existe pas d'ailleurs. En français, on ne parle pas comme ça. Il n'y a pas de « tolérance zéro ». Il faut donc replacer les choses dans leur contexte. Les synonymes, c'est « intolérance sociale ». Donc on met en place cette politique d'« intolérance sociale » par le biais d'une restriction de l'État social mais aussi d'une aggravation de la pénalité. C'est cela qui est nouveau. Cela a existé dans l'histoire bien sûr, mais parce qu'on le dit, on le dit clairement. On dit qu'on va devoir poursuivre des faits que l'on ne poursuivait pas auparavant, parce que l’on a besoin, pour la tranquillité publique, de multiplier le processus pénal. Et pour arriver à cette solution, il va falloir que tout le monde travaille dans le même sens. On va donc pervertir le rôle du juge, finalement aussi garant des libertés individuelles et publiques, on ne va plus mettre en regard un tiers par rapport à un processus, on va devoir l'intégrer dans le processus. Et c'est la notion, que beaucoup de policiers ont développée, de « chaîne pénale ». C'est-à-dire que l’on ferait tous partie de la même « chaîne pénale » pour aboutir à l'édiction d'une peine quasiment automatique. D'ailleurs le rêve de Rachida Dati ce fût les peines automatiques, les peines planchers. Et c'est là que l'on voit l'évolution de la notion de sécurité intérieure, sécurité intégrée et ensuite l'abandon progressif de tout sens au mot. Et le mot « indépendance » de la Justice  par exemple ou bien le mot de « tiers » par rapport à une procédure pénale n'existe plus. D'ailleurs cela n’a pas été compris dans l'Affaire de Grenoble récemment pendant l'été, on a eu une levée de boucliers parce que le JLD, le juge de la liberté et de la détention, qui avait maintenu en liberté une personne, cela a été confirmé par la Cour d'Appel, et ça a été terrible. On a eu l'impression qu'il avait mal fait son travail et qu'il avait absolument trahi la mission qui lui était donnée. Or la mission qui lui était donnée, c'était celle d'être dans une « chaîne pénale » ce qui finalement revient à ne plus avoir aucune marge de manœuvre et que l’on doit être à la remorque des services de police ou de gendarmerie ou même de l'exécutif, peu importe, par rapport à sa volonté de démontrer que l'action pénale se substitue à toute action politique. Et finalement il ne reste plus que celle-là.

Quand on nous parle de l'idéologie, de ces pratiques, on peut aussi parler de la notion de dangerosité. On l'a vu ce matin. La notion de dangerosité est intéressante aussi parce que l'on va considérer qu'elle prime sur le principe de légalité. C'est-à-dire que l'on va commencer à avoir des textes de plus en plus importants en matière pénale, où finalement la marge de manœuvre ne va plus être une marge de manœuvre d'application de la loi par rapport à des faits objectifs qui seront dans le dossier, mais par rapport à un élément que je pense subjectif en tout cas, d'une éventuelle dangerosité de la personne. C'est une modification fondamentale dans l'analyse juridique.

C'est intéressant de voir comment ça c'est passé. On a eu notamment un texte de loi qui a été très intéressant à ce sujet, avec tous les débats qu'il y a eu autour, je ne sais pas si vous vous rappelez , c'était en 2004, la Loi « prévention de la délinquance ». On a commencé à voir l'arrivée d'une étude de l'INSERM où les auteurs estimaient que les enfants de 3 ans pouvaient avoir des comportements qui pourraient être l'émergence d'une « pré délinquance ». Cette notion de dangerosité va très loin. Elle ne se contente pas de la sphère pénale. Elle a complètement débordé. Quand on voit par exemple dans l'Education nationale, les règlements intérieurs parlent de l'intérêt général, ils parlent de choses qui sont de l'importation du vocabulaire pénal à l'intérieur d'autres structures qui n'ont absolument rien à voir avec le pénal. C'est-à-dire que l’on a confondu et de manière délibérée le pénal avec le social. Il ne reste plus de l'action de l'État en matière du social que du pénal.

Évidemment tout cela a un lien avec l'exceptionnalisme qui s'est emparé de l'intégralité du droit français ou du droit pénal, mais pas qu'en France, en Europe en général. La pratique débouche vers l'émergence d'infractions qui existent déjà dans le Code, mais qui étaient utilisées avec parcimonie, enfin qui étaient en tout cas discutées. L'association de malfaiteurs, ça a été quelque chose pendant longtemps un peu tabou. On en parlait mais la pratique n'était pas aussi généralisée que maintenant. On utilise donc ces qualifications qui ne regroupent pas des faits que l’on pourrait matérialiser facilement. Elles regroupent plutôt des intentions ou des regroupements de personnes qui ont des intentions. C'est ça l'association de malfaiteurs en réalité. On n’est pas vraiment dans l'analyse objective de faits matériels. On bascule aussi par la mise en place d'« état d'urgence partiel ». C'est 2005. C'est une notion qui est quand même très particulière. Certains quartiers sont dans le cadre d'un état d'urgence, partiel, pendant un certain temps. On s'aperçoit que là aussi on peut avoir la gestion de problèmes collectifs et sociaux par l'édiction d'état d'urgence partiel dans certains endroits et limités. On assiste à quelque chose d'étonnant et pour terminer, se met en place ce qu'on appelle la « Police pro-active ». Cette notion, c'est quoi ? Ça s'est développé ces vingt dernières années, c'est l'idée selon laquelle on va essayer d'organiser les services de police non pas pour interpeller des personnes qui ont commis des faits, mais pour éviter que des faits soient commis par des auteurs qui seraient pré-destinés à les faire. Et donc là on assiste à une augmentation du fichage, c'est évident. Le but c'est qu'on obtienne le plus de renseignements possibles sur les citoyens pour ensuite éventuellement déterminer des catégories pré-définies de personnes qui pourraient être susceptibles de commettre des infractions ou d'y penser en se regroupant ensemble. C'est la « Police pro-active » développée de façon beaucoup plus évidente en Grande-Bretagne notamment.

Et enfin pour en terminer, on met en place dans les différentes procédures administratives pour gérer des problèmes de société ou des problèmes de santé publique, des procédures aussi d'état d'urgence. Ce sont les fameuses procédures mises en place avec la grippe H1N1, où il n'y a pas eu de discussions préalables sur ce type de fonctionnement et il était envisagé au bout d'un certain temps par rapport à une progressivité de la maladie, de mettre en place aussi des états d'urgence localisés. Tout cela est à chaque fois médiatisé, avec un « storytelling sécuritaire ». Le pouvoir à la fois détourne les éléments de l'État de Droit qui sont finalement protecteurs des libertés individuelles, mais le dit clairement en en faisant un roman. Et le citoyen adhère à cette situation parce qu’on est un peu dans l'acceptation d'un état normal qui est l'état d'exception, mais  c’est un état d'exception qui est romancé.

On a parlé ce matin de « dictature », il me semble que l'on est plutôt dans une « démocratie restreinte ». On restreint la démocratie, on arrive à un césarisme, mais on peut encore se raccrocher à quelque chose. Mais il faut peut-être faire attention. C'est peut-être une phase. En tout cas je ne pense pas que l’on puisse parler pour le moment d'État totalitaire, cela me semble complètement à côté de la plaque. Je pense qu'on est plutôt dans cette logique de détournement de processus démocratiques qui garantissent l'État de Droit, par l'émission d'un césarisme au pouvoir.

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