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Intervention de William Bourdon - Avocat

William Bourdon / 2010-10-18

Verbatim colloque Lois antiterroristes 25 ans d'exception - Tarnac, un révélateur du nouvel ordre sécuritaire.
Lundi 18 Octobre 2010 à l'Assemblée Nationale 

1ere Table ronde : Contexte des lois antiterroristes

Les différents orateurs qui m'ont précédé illustrent la question lourde qui se pose aujourd'hui : Est-ce que l’on est rentré dans une période d'état d'exception permanent, qui est une expression employée pour la première fois par Walter Benjamin entre les deux guerres, ou est-ce que la succession de ces lois d'exception et leur interprétation extensive ouvrent la voie à un état d'exception larvé, sournois, discret et insidieux. Pour tenter de répondre à cette question qui est une question complexe et difficile, il faut d'abord se pencher un instant sur ce que cela veut dire « état d'exception ». Il y a quelqu'un de formidable qui en a donné une définition et que l’on ne peut pas soupçonner, c’est Carl Schmitt, dont vous savez qu'il est un des théoriciens qui a aidé le corps des néo-conservateurs américains à théoriser la guerre préventive. Il décrit l'état d'exception, d'abord de façon négative, en disant ce n'est pas une dictature, ce qui est évidemment très rassurant, mais un espace vide de droit, une zone d'anomie où toutes les déterminations juridiques et avant tout la distinction même entre public et privé sont désactivées. C'est cette désactivation entre le public et le privé qui est intéressante mais, on y reviendra éventuellement pendant le cours de la discussion.

L’état d'exception en France il existe, il est codifié, vous le savez, par l'état d'urgence et l'état de siège. L'état de siège c'est l'article 36 de la constitution de 1958, c'est l'état d'exception dans l'échelle de Richter le plus élevé, puisqu'il organise un transfert des pouvoirs de l'autorité de police à l'autorité militaire. C'est donc le tout militaire qui remplace l'autorité civile. Le Parlement a un droit de regard au bout de 12 jours et ce droit de regard du Parlement existe également au bout de 12 jours s'agissant de l'état d'urgence. L'état d'urgence dont vous savez qu'il résulte de la loi du 3 avril 1955.  Il a été utilisé en Algérie massivement, en Nouvelle-Calédonie et chacun peut-être s'en souvient, lors des émeutes de 2005 où il a été prorogé, pour une période de plusieurs mois, jusqu'au mois de janvier 2006.

Pour s'interroger sur le point de savoir si on est dans une forme de banalisation des mesures d'exception et dans une forme d'état d'exception larvé, il faut évidemment revenir à deux événements majeurs. Deux causalités majeures : c'est d'abord les attentats du 11 septembre 2001 et le fait que le discours de la peur et le discours sécuritaire, indépendamment des attentats du 11 septembre 2001, est devenu l'alpha et l'oméga, la nouvelle doxa du discours politique, pas simplement en France, mais aussi dans toute l'Europe, avec des variantes et des contrastes. D'abord les attentats du 11 septembre 2001, très vite, parce que beaucoup de choses très pertinentes ont déjà été dites. Première observation : c'est, dans l'histoire contemporaine, donc à l'origine, un traumatisme totalement, planétairement médiatisé et c'est l'extrême médiatisation de ce traumatisme qui va être à l'origine d'une nouvelle jurisprudence du conseil de sécurité, lourde de conséquences sur ce qui pourrait être demain, la définition universellement acceptée du crime de terrorisme, puisque comme Hélène Flautre l'a rappelé, il n'y a pas de définition aujourd'hui communément, universellement acceptée du crime de terrorisme.

La caractéristique des attentats du 11 septembre 2001 c’est qu’elle introduit l'idée d'une guerre éternelle, face à un ennemi sans visage, un ennemi sans projet, un ennemi sans feuille de route, un ennemi qui ne se pose jamais comme un négociateur. Et, ne se posant pas comme négociateur, et annonçant une guerre éternelle, il va aider les néo-conservateurs américains à codifier le dynamitage des conventions de Genève, le dynamitage du droit international et humanitaire qui, lui, est fondé sur l'idée qu'un jour il y a une fin des hostilités. Et quand il y a une fin des hostilités, évidemment cela conduit le droit international à organiser la protection des populations civiles, des prisonniers de guerre; mais ici, il n'y a pas de fin des hostilités, c'est une guerre éternelle, c'est une guerre sans fin.

Il y a deux résolutions du Conseil de Sécurité qui à terme peuvent être très importantes sur l'impact d'une éventuelle définition homogène du crime de terrorisme : c'est la résolution 1368 du 12 septembre, donc, un jour après, et la résolution numéro 1373 du 28 septembre 2001. Pourquoi, ces résolutions du Conseil de Sécurité sont extrêmement importantes ? Elles marquent l'irruption du Conseil de Sécurité dans le champ sécuritaire de la lutte contre le terrorisme, d'une façon massive et, elle fait le lien pour la première fois, à l'échelon des Nations Unies, et donc de la communauté internationale, entre la légitime défense et le crime de terrorisme. Le fait que le monde entier se trouve en état de légitime défense est corrélé pour la première fois avec l'appel à toutes les nations de lutter contre le terrorisme et évidemment l'éruption de la notion de légitime défense ne sera pas sans conséquence, nous allons le voir dans quelques instants, sur l'évolution de la définition du crime de terrorisme.

La définition du crime de terrorisme, c'est un point sur lequel il faut s'attarder. Il n'y a pas de définition, je le disais, du crime de terrorisme, unanimement acceptée à l'échelon international.  Et la question qu'il faut se poser est : est-ce qu’il en faudrait une, un jour ?  Est-ce qu'il faut rester dans cette ambiguïté ?
Est-ce que c'est un moindre mal de rester dans cette ambiguïté ? Ou est-ce que le pire est à venir si demain les états se mettent d'accord sur une définition du crime de terrorisme ? Parce que, vraisemblablement, s’ils se mettent d'accord sur une définition du crime de terrorisme, ils risquent de se mettre d'accord sur une définition par le haut, c’est-à-dire la définition la plus extensive possible. Je ne vais pas vous lire toutes les définitions du crime de terrorisme telles qu'elles existent, telles qu'on peut les voir à travers un certain nombre de conventions régionales et internationales. Mais l’on voit, à la lecture de ces définitions du crime de terrorisme, que cela soit celle de Kofi Annan qui en a donné, à mon avis, la définition la plus acceptable : « Tout acte qui vise à tuer ou à blesser grièvement des civils ou des non-combattants et qui du fait de sa nature, ou du contexte dans lequel il est commis, doit avoir pour effet d'intimider une population ou de contraindre un gouvernement, ou une organisation internationale à agir, ou à renoncer à agir d'une façon quelconque », nous voyons, pour simplifier parce que le temps est compté, que les définitions du crime de terrorisme oscillent entre privilégier les moyens, les outils, ou privilégier les buts ou les fins. Mais qu’en même temps on ne peut pas définir les fins, et en général, c'est l'intimidation ou la terrorisation des populations, sans se référer aux moyens.

Aujourd'hui, il y a une évolution très spectaculaire depuis les attentats du 11 septembre 2001, c'est que l'addition de la chute du mur et l'explosion des pays soviétiques, plus l'irruption du terrorisme islamique, a progressivement amené une convergence latente des états, qui pour l'instant ne s'est pas exprimée d'une façon univoque en faveur d'une définition de plus en plus unanime du crime de terrorisme. Il reste dans cette boîte de Pandore une question absolument non résolue, qui est au coeur de la bataille que nous menons avec nos confrères pour les inculpés de Tarnac, c’est-à-dire est-ce que cette interprétation, que certains états voudraient extensive, du crime de terrorisme va aller jusqu'à absorber les attaques aux biens ? Il y a là une césure évidemment essentielle, fondamentale. Pour l'instant, la doctrine juridique internationale tend à considérer que le crime de terrorisme doit essentiellement s'atteler à réprimer des actes d'une très grande violence, qui visent à intimider, à terroriser la population, mais dès lors qu'il s'agit de rechercher d’atteindre au droit à la vie et à l'intégrité physique, et subsidiairement, éventuellement, aux biens, mais non pas principalement, en recherchant à provoquer une atteinte aux biens.
           
Sur cette définition du crime de terrorisme une interrogation très vite que je voudrais partager avec vous, après les attentats du 11 septembre 2001, un certain nombre de juristes dont Robert Badinter et d'autres se sont interrogés sur le point de savoir si l'article 7 du statut de la cour pénale internationale qui définit le crime contre l'humanité pouvait éventuellement absorber demain le grand terrorisme international. L'article 7 qui définit les crimes contre l'humanité définit le crime contre l'humanité comme une attaque massive, généralisée ou systématique contre une population civile. Généralisée ou systématique contre une population civile c'est la définition donnée par l'article 7 du statut de Rome. Étant rappelé que pour la première fois, s'agissant de la définition des crimes contre l'humanité, le statut de Rome a précisé que les crimes contre l'humanité pouvaient être commis non pas par un état, non pas en application à la politique d'un état mais par une organisation ou en application de la politique d'une organisation. Et que d'aucuns considéraient que les attentats du 11 septembre 2001, si demain ils se répétaient, pouvaient éventuellement conduire, à l'occasion de la révision des travaux du statut de Rome à intégrer le terrorisme international comme faisant partie des crimes internationaux.

Un obstacle de taille majeur va se dresser sur la route de ceux qui voudraient élargir la définition des crimes contre l'humanité, c'est le fait que les mobiles du terrorisme, les mobiles politiques du terrorisme sont interprétés par certains états comme une circonstance exonératoire  suivant les périodes du crime de terrorisme et dans certains cas comme une circonstance aggravante. Deuxième obstacle sur la route de ceux qui voudraient élargir la définition du crime contre l'humanité au crime de terrorisme c'est le fait qu'un certain nombre d'états de la planète théorisent l'existence d'un terrorisme d'état et le fait même qu'il y ait un terrorisme d'état qui s'opposerait au terrorisme des organisations fait évidemment totalement obstacle à ce qu'un jour, le crime contre l'humanité absorbe le terrorisme international.

Sur les effets des attentats du 11 septembre 2001, si on les mêle à l'introduction de plus en plus banalisée, mais en même temps sophistiquée, du discours de la peur de la politique sécuritaire, dont je disais il y a un instant qu'ils sont devenus l'alpha et l'oméga et la nouvelle doxa des discours des politiques européennes et de façon caricaturale du discours de Nicolas Sarkozy, pour s'interroger sur le fait de savoir si nous sommes sur le point de basculer vers un état d'exception permanent ou un état d'exception larvé ? Examinons ensemble rapidement l'impact sur un certain nombre de principes fondamentaux de nos démocraties de cette double jonction dialectique : les attentats du 11 septembre 2001 et le discours de la peur, la densification de la politique sécuritaire à l'échelon européen et à l'échelon français.

Quelque chose d'impensable s'est passé avec les attentats du 11 septembre 2001; quelque chose qui n'était pas imaginable, c'est la théorisation de la torture et la théorisation des assassinats, des exécutions extra judiciaires. C’est-à-dire que le socle le plus fondamental des droits de l'homme, le droit à la vie, la prohibition de la torture a sauté, ce tabou a sauté. L'introduction de la torture à l'échelon nationale a été théorisée, conceptualisée, vous le savez, par les conseillers de l'administration Bush pendant des années et des années.

Deuxième impact extrêmement important, c'est l'introduction dans les démocraties modernes de l'idée qu'il pouvait y avoir des détentions, des arrestations, non pas provisoires mais préventives. C'est l'introduction de la guerre préventive, de la détention préventive, de l'arrestation préventive, pour voir, pour parer au coup, pour prévenir au pire, et le tout dans une dramaturgie qui organise une dramatisation permanente du futur à court terme. L'exemple caricatural c'est le fait que sur un millier de personnes qui sont passées dans le camp de Guantanamo environ 900 à 950 ne seront jamais jugées, il y a donc un petit millier de personnes qui ont été détenues pendant des années pour rien, pour voir, qui n'auront jamais accès à un juge, et qui dans des conditions, on le sait, de plus en plus difficiles, pourront un jour retrouver leur pays natal si leur pays natal veut d'eux ce qui n'est d'ailleurs pas toujours le cas.

Troisième principe parmi les principes qui sont les principes fondamentaux de l'architecture de nos démocraties modernes et du procès équitable, le principe de la loyauté des preuves. Le principe de la loyauté des preuves subit des coups sévères, dans le cadre de la défense des petits français de Guantanamo. J'avais obtenu une décision de la cour d'appel de Paris en date du 24 février 2009, qui avait sanctionné le fait que les services de la DST avaient été déloyaux, s'agissant de l'administration des preuves, puisque sous couvert d'une mission humanitaire ils s'étaient rendus à Guantanamo, pour extorquer à des petits français de Guantanamo, dans des conditions inhumaines que l’on peut imaginer, les récits qui ensuite ont été judiciarisés dans la procédure de l'excellent M. Bruguière.  Mais, l'interaction dialectique entre les effets pervers des attentats du 11 septembre 2001 et l'irruption du discours de la peur, du discours sécuritaire, ce n'est pas simplement la déclinaison sous toutes ces formes des arrestations, des détentions, et de la guerre préventive, c'est le discours de la guerre tout court. C'est l'introduction d'une militarisation du discours dans les politiques publiques avec deux nouvelles figures qui ont fait irruption et dont parle très bien Mireille Delmas-Marty et qui risque de contaminer tout notre droit pénal, c'est la catégorie dont parlait Serge Portelli, il y a quelques instants, celle de la dangerosité. À cette catégorie répond une autre catégorie qui est celle de l'ennemi intérieur et ce sont ces doubles nouvelles catégories qui sont de nature à gravement endommager les principes qui gouvernent notre droit pénal. De façon caricaturale, la figure de l'ennemi intérieur et cette catégorie de la dangerosité ont conduit un certain nombre de pays à organiser une criminalisation de la dissidence et de l'opposition, c'est ce qui se passe dans tous les pays du Maghreb, depuis maintenant 10 ou 15 ans, en Tunisie, au Maroc et en Algérie. Pour être complet, sur l'ensemble de ces effets pervers, dont je rappelle qu'ils sont l'utilisation du terme préventif, détention, arrestation préventive, de la militarisation du discours, et derrière la militarisation du discours, qui d'ailleurs pourrait faire l'objet d'un autre colloque, la privatisation. La privatisation pour échapper précisément aux contrôles juridictionnels, privatisation de la guerre, privatisation de la prison, privatisation du renseignement.

Nous voilà ainsi, en quelque sorte, à front renversé. Si l’on pense à la définition de l'ordre public ;  l'ordre public c'est le partage d'un certain nombre de valeurs universelles dont est gardien en premier chef, le juge européen de la cour des droits de l'homme. Et l'ordre public aujourd'hui, c'est un nivellement par le bas, au nom des politiques sécuritaires, d'un certain nombre de principes fondamentaux qui sont pourtant la martingale de nos démocraties. C'est ce renversement qui explique, ce qu'évoquait tout à l'heure Hélène Flautre, le fait, et c'est là bien le signe de l'existence d'un état d'exception sournois, que le policier se substitue au judiciaire et que l'administratif se substitue au judiciaire, ce sont ces listes noires sans contrôle judiciaire. Un des signes les plus spectaculaires c'est la mutualisation à l'échelon international de ce qu'on appelle la bourse des suspects, c’est-à-dire cet échange d'informations sans contrôle juridictionnel qui a appelé le Parlement à adopter un certain nombre de résolutions.

Face à ces périls et sans les nier, car ce serait angélique et puéril de le faire, le fait que les démocraties doivent s'adapter néanmoins à la menace terroriste, force est de reconnaître aujourd'hui que cette double interaction perverse de la politique de la peur, du discours sécuritaire et des attentats du 11 septembre 2001 nous a conduit en France à deux effets pervers majeurs : la vassalisation du journaliste et la vassalisation du juge. Il ne peut pas y avoir efficacité dans un état d'exception larvé, sans, en permanence, tenter de vassaliser le juge et le journaliste et c'est bien ce qui est à l'oeuvre aujourd'hui dans notre pays et c'est bien pourquoi Serge Portelli avait parfaitement raison d'en appeler au réveil citoyen et à densifier encore plus les actions au nom d'une nécessaire solidarité.

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