Page disponible à l'adresse suivante : http://fragmentsduvisible.org/p-article-122-afficher

Intervention de Jean-Claude Paye - Sociologue

Jean Claude Paye / 2010-10-18

Verbatim colloque Lois antiterroristes 25 ans d'exception - Tarnac, un révélateur du nouvel ordre sécuritaire.
Lundi 18 Octobre 2010 à l'Assemblée Nationale 

1ere Table ronde : Contexte des lois antiterroristes

Dans les codes pénaux, en Belgique ou en France, il a toujours été interdit de poser une bombe, de détourner un avion. Même le délit d’organisation, le code pénal dispose, disposait depuis des dizaines d’années de tout ce qu’il fallait pour poursuivre les organisations, puisque la jurisprudence et la notion d’association de malfaiteurs est très riche à ce niveau-là. Donc si on crée une incrimination spécifique du terrorisme, ce n’est pas pour poursuivre des délits matériels, c’est pour bien autre chose. C’est une transformation profonde de l’ensemble du code pénal et, même de l’ensemble de l’ordre politique et du langage.

Je vais essayer de vous montrer à travers l’histoire des législations anti-terroristes, la modification qu’il y a entre les anciennes lois anti-terroristes et celles, actuelles. Par exemple, dans les années 70, il y avait des détournements d’avions comme soutien à la lutte palestinienne. Là, la motivation politique de l’acte n’était pas retenue, on voulait simplement retenir le caractère criminel. C’est-à-dire que le caractère politique était refoulé pour pouvoir criminaliser l’action. Actuellement, on a, dans les législations les plus récentes, une procédure tout à fait inverse. Ce qui caractérise le délit comme terroriste, c’est son intention politique, c’est-à-dire, le fait qu’il est effectué avec l’intention de faire pression sur un gouvernement ou une organisation internationale. Donc ce n’est pas le délit matériel lui-même, par exemple de poser une bombe ou d’effectuer un meurtre ou de créer des troubles sociaux qui constituent l’acte terroriste; c’est le fait qu’il est commis avec l’intention de faire pression sur le gouvernement ou sur l’organisation internationale. Non seulement c’est un délit d’intention, mais c’est le caractère politique de l’acte qui est dénié, qui est stigmatisé. C’est-à-dire que le gouvernement a ainsi la possibilité de déterminer au niveau du politique ce qui est bon et ce qui est mauvais. Le bon, évidemment c’est lui, et le mauvais c’est l’opposition qu’il désigne comme tel. Donc, on a ainsi une opération que la psychanalyse caractérise par la notion de clivage. Un objet est alternativement bon ou mauvais, selon la personne qui l’utilise, selon l’usage qui en est fait.

Sur environ trente ans, on peut voir un changement de type de société. L’acte politique n’est plus refoulé, il est dénié. Ça veut dire qu’en même temps on dénie l’ensemble du politique puisque le gouvernement, le pouvoir exécutif essentiellement, a le pouvoir de s’accaparer l’ensemble de l’espace politique. Le politique, c’est lui, et ce qui met en question son intervention peut être désigné comme criminel. On arrive donc dans une situation où c’est non seulement toute forme d’opposition qui est déniée mais, le politique lui-même. C’est l’indice d’un changement de société. Lorsque l’acte politique a été refoulé pour ne retenir que son aspect criminel, on était dans une société de type névrotique. Actuellement, nous sommes dans le déni, c’est-à-dire une société de type psychotique. L’affaire Tarnac est tout à fait représentative de ce genre de société où le langage, la fonction du langage est dénié. Il n’y a plus de distinction entre le réel, le virtuel, entre le mot et la chose.
Pour comprendre cette modification du droit, il faut regarder ce qui est le plus explicite, c’est-à-dire le droit anglo-saxon, principalement américain et anglais. Là, le droit acquiert une forme nouvelle. Généralement, avant, la loi était une limitation de l’arbitraire du pouvoir. La loi s’inscrit toujours dans un rapport de domination, mais ce pouvoir n’est pas absolu; la loi fixe un cadre, des limites à l’exercice de ce pouvoir. Actuellement, on assiste à une nouvelle forme d’écriture du droit qui, au contraire, ne fixe pas de limites au pouvoir, mais inscrit dans la loi elle-même que ce pouvoir ne doit pas avoir de limites. Je prends un exemple : vous avez la loi américaine de 2006 de Military Commission Act qui est une loi très, très importante, qui est passée assez inaperçue ici, sauf sur un point sur les commissions militaires, mais qui est un véritable acte constitutionnel mondial, puisqu’il y a aussi bien des procès en France et en Belgique, qui au niveau de la jurisprudence donne quasiment force de loi à cette loi américaine sur le continent européen.  Il y a le procès des filières kamikazes en Belgique et des filières irakiennes en France, il y a quelques années, qui visaient à criminaliser toute forme de solidarité à des actions de solidarité avec des peuples agressés, irakien ou afghan. Cette loi est fort importante parce qu’elle est un peu connue ici, parce qu’elle légalise les commissions militaires. Les commissions militaires, qu’est-ce que c’est ? Ce sont les tribunaux militaires spéciaux qui sont tellement liberticides, qu’ils violent le code militaire lui-même. Par exemple, il n’y a pas de division des pouvoirs, le juge est désigné par le pouvoir exécutif, l’avocat  est aussi un militaire qui est désigné par le pouvoir exécutif, la personne qui est inculpée n’a pas le droit d’assister à son procès.Tout ce qu’on peut lui accorder, c’est une vidéo conférence à certains moments, c’est à dire qu’il y a des moments où il est automatiquement exclu, c’est à dire lorsque les  preuves  matérielles entre guillemets sont produites parce qu’elles sont classées secret défense. Même l’avocat militaire de la personne n’a pas accès à la preuve. On accepte également les preuves obtenues sous la torture, et les preuves obtenues par ouïe-dire. C’est-à-dire qu’une personne qui a été torturée, et qui déclare sous la torture : "J’ai entendu dire que Monsieur se trouvait là à un moment déterminé", c’est un élément de preuve.

Donc, nous sommes dans un droit ici qui est plus loin que l’inquisition, puisque l’inquisition, c’était selon les régions un quart de preuve, ou un huitième de preuve. Ici, c’est une preuve entière. Ce qui est important, c’est que si le système des commissions militaires est un système d’exception, il est entrain de contaminer l’ensemble du système judiciaire civil américain, puisque maintenant, il y a de nouveaux procès, qui fonctionnent également par vidéoconférence, où l’accusé n’a pas droit d’accès à la preuve.

On voit que ces procédures ne sont plus des procédures d’exception, mais deviennent la norme. Ça, c’est l’aspect dont on a un peu parlé du Military Commission Act. Mais il y a un aspect plus important encore du point de vue symbolique, du point de vue politique, c’est, qui peut être nommé par les commissions, jugé par les commissions militaires ? Ce sont les personnes qui sont nommées comme ennemis combattants illégaux. Généralement, quand cela a été pris comme mesure tout de suite après le 11 Septembre, il y a eu un acte exécutif qui a créé les commissions militaires. Mais on a dit : " c’est un système d’exception." Ça se fondait sur la notion d’état de guerre qui a été promulgué par le Congrès des Etats-Unis, et le gouvernement a tiré sur la corde évidemment, et la décision prise par le Parlement a été interprétée d’une façon qu’on pourrait juger abusive. Mais donc, formellement, à ce moment-là, en 2001 lorsqu’on a créé les commissions militaires, on était dans l’état d’exception. Ce qui change avec le Military Commission Act, c’est que l’on n’est plus dans l’exception, mais on est dans la norme. Ce n’est plus un tribunal spécial qui est limité à une période déterminée, c’est quelque chose qui est intégré dans la loi, qui devient permanent, et qui dans un second temps, contamine l’ensemble de l’ordre juridique.          
                                             
Qui peut être désigné comme ennemi combattant ? En 2001, c’était les personnes qui étaient capturées sur le champ de bataille, en Afghanistan dans un premier temps, bon rapidement c’était devenu des gens qui ont été achetés par l’armée américaine sur le champ de bataille et surtout, à proximité du champ de bataille, c’était des gens qui ont été livrés par les mafias locales contre une somme de 5000 $ généralement. Avec la loi de 2006, on change de registre. Peut-être désigné comme ennemi combattant illégale par le pouvoir exécutif tout étranger, ça peut être un étranger qui vit aux États-Unis depuis cinquante ans, qui n’a jamais été sur aucun champ de bataille et qui n’a jamais quitté les États-Unis. Ça peut être un Français ou un Belge qui n’a jamais été non plus sur un champ de bataille. Il est simplement nommé par le pouvoir exécutif américain en tant qu’ennemi.
                
Cela nous concerne directement, parce qu’en 2003, il y a eu des accords d’extradition, qui ont été signés entre les États-Unis et l’ensemble des pays de l’Union Européenne, dont le texte est en grande partie secret. C’est le résultat d’une dizaine d’années de discussions qui étaient secrètes, on a simplement, au moment de la signature de l’accord, mis 50 pages en clair, c’est à dire la partie émergée de l’iceberg, pour que le texte puisse être ratifié par le Congrès américain. Du niveau Européen, évidemment, ça n’avait pas d’importance. Mais, on voit tout de suite, que la seule forme d’État qui formellement reste un État, c’est effectivement l’État des États-Unis.

Donc, peut être désigné comme ennemi tout ressortissant d’un pays avec lequel les Etats-Unis ne sont pas en guerre. Peuvent également être désignés, comme ennemis, les américains eux-mêmes. Alors là, ça devient encore plus intéressant. Vous voyez que le peuple peut devenir l’ennemi de son propre gouvernement. Et là, d’un point de vue politique et d’un point de vue symbolique, tout change. C’est-à-dire que la distinction entre l’intérieur et l’extérieur disparaît. L’ennemi, avant, c’était toujours l’extérieur. Il y avait bien un ennemi intérieur à certains moments, ce qu’on appelle la cinquième colonne, mais il était ennemi dans la mesure où il était allié avec l’ennemi extérieur, et qu’il était un représentant de cet ennemi extérieur. Par exemple, on traitait le parti communiste comme ennemi intérieur parce qu’il était allié de l’URSS qui était l’ennemi extérieur. Donc l’ennemi intérieur n’existait que par référence à l’ennemi extérieur.

Maintenant, nous avons une structure impériale, les États-Unis, qui n’ont pas d’ennemis réels. À l’absence d’ennemis réels, on substitue un ennemi fétiche, qui est l’individu terroriste ou l’organisation terroriste, ennemi fétiche qui permet en fait de criminaliser les populations elles-mêmes, ce sont les populations qui peuvent être désignées ennemies de leur propre gouvernement. Alors là on est dans une situation où il n’y a plus de distinction entre intérieur et extérieur, plus de distinction entre le droit pénal et le droit de la guerre, on arrive dans la caractéristique la plus aboutie d’une société  psychotique. Le Military Commission Act est l’exemple le plus abouti de ce type de changement au niveau de la société, changement qui est enregistré dans le droit. C’est important de se poser la question : pourquoi est-ce qu’on veut absolument enregistrer l’arbitraire dans le droit ? Parce que, il suffit de déclarer l’Etat d’exception, de prendre des lois et des mesures d’exceptions par le pouvoir exécutif; c’est habituellement ce que l’on a toujours fait. Il suffit de ne pas prendre de droit du tout, de mesures législatives du tout et d’appliquer un rapport de force pur.    Ici, il y a un changement de programme.  Ici, l’arbitraire, la toute puissance du pouvoir exécutif est inscrit dans le droit lui-même. Le Military Commission Act inscrit dans le droit la fin de la séparation formelle des pouvoirs. Puisque le Président a le pouvoir, à la fois de nommer les juges, l’avocat, de définir également le type de torture -enfin on ne dit pas torture, on dit mauvais traitement parce qu’il y a une transformation au niveau du langage- qui peut être appliqué au prisonnier. Donc, on inscrit dans le droit le caractère absolu du pouvoir exécutif.

Une autre loi, anglaise celle-là, permet également de comprendre ce changement au niveau de l’écriture juridique. Ce qui caractérise les législations anti-terroristes par rapport aux législations normales entre guillemet, c’est qu’elles créent des délits d’intention. Donc, on n’est pas poursuivi parce qu’on a commis un acte déterminé, mais on peut être poursuivi parce qu’on a l’intention de le commettre et qu’on le commet dans l’intention de faire pression sur un gouvernement. La loi Anglaise, le Terrorism Bill 2006 a complètement dépassé ce point de vue-là. C’est-à-dire que le Terrorism Bill est au-delà de l’intention, il crée ce que j’appelle un délit d’atmosphère. Je vais vous expliquer. C’est-à-dire qu’il déclare que toute personne est responsable de ses paroles, quelques que soient ses intentions. Si par exemple, il y a vingt ans, vous avez exprimé la joie, publiquement évidemment ou sur internet, que la résistance anti-nazie était une chose intéressante, et qu’un jeune homme sensible a posé une bombe dans le métro vingt ans après, et qu’il déclare au juge, sous différents types de pressions : "J’ai été influencé par les paroles de Monsieur." Vous pouvez être inculpé sur la base du Terrorism Bill pour incitation indirecte au terrorisme. À ce moment, on est même au-delà du délit d’intention, parce que par vos paroles, vous créez une atmosphère qui est favorable au terrorisme. Donc cette loi vous dit que, en toute situation, il vaut mieux se taire. Ne surtout pas émettre une quelconque déclaration qui pourrait froisser, à un certain moment, peut-être pas maintenant, mais plus tard, le pouvoir exécutif anglais.

Comme toutes les lois anti-terroristes new-look, cette loi se donne évidemment le droit de déterminer ce qui est bon et mauvais partout dans le monde, c’est-à-dire, il y a le droit pénal qui est "déterritorialisé", il n’est plus  limité au territoire de l’Angleterre, mais ce sont des paroles qui peuvent être prononcées dans n’importe quel pays et l’Angleterre se donne, le système judiciaire anglais se donne la possibilité, se donne une compétence pour juger de tels éléments. Ce qui est intéressant, c’est la forme de l’écriture aussi. On dit, les paroles peuvent être des paroles qui ont été prononcées dans un délai maximum de 20 ans avant l’acte.  Et l’on inscrit : "ou plus", si le ministre de la justice le décide. Vous voyez dans l’écriture juridique elle-même, on inscrit le fait qu’il n’y a pas de limites à l’exercice du pouvoir exécutif. Pourquoi est-ce que l’on a vraiment la nécessité d’inscrire l’arbitraire dans l’ordre juridique ? Parce que l’on peut faire les choses au rapport de force pure. Mais pourquoi est-ce que l’on a le besoin de renverser l’ensemble de l’ordre de droit c’est-à-dire l’ordre de droit n’est plus garanti contre l’arbitraire, n’est plus limitation du pouvoir exécutif, il est au contraire, inscription dans le droit de la toute puissance qui n’a pas d’élément qui peut s’opposer à la jouissance du pouvoir. C’est une situation où il n’est plus possible de distinguer ce qu’on appelle  le rapport de domination et le rapport d’hégémonie.  Le rapport de domination doit produire immédiatement l’acceptation des populations; il n’y a plus de différence relative entre les deux types de rapport. On est ce qu’on appelle dans la transparence. C’est-à-dire, l’arbitraire prend la forme du droit parce qu’il a besoin du consentement des populations. C’est-à-dire que les populations doivent consentir à l’abandon de l’ensemble de leurs libertés. Ça va même plus loin, elles doivent consentir non seulement à l’abandon de l’ensemble des libertés, mais il faut considérer cela comme une première étape, c’est-à-dire à l’abandon de sa propre vie. Donc, l’écriture du droit actuellement est non seulement un renversement du droit, un déni du droit, un déni de la démocratie et du système, du politique, mais également un déni de la vie. Je prends un exemple.

Actuellement, aux États-Unis, il y a une loi qui est en discussion à la Chambre, qui est une loi sur la sécurité alimentaire. Elle est connue sous le doux nom de H.R. 875 pour ceux qui veulent aller voir sur Google. Cette loi a été en fait déposée par les lobbies de Monsanto; ce sont à la fois des députés républicains mais aussi démocrates qui soutiennent cette loi, elle vise à interdire dans les faits toute forme d’agriculture biologique, ou même le potager individuel. En imposant des mesures techniques de stockage des aliments que seules les grandes firmes alimentaires, c’est-à-dire celles qui travaillent des OGM, pourront les produire. Donc sous des mesures de protection, de sauvegarde des populations, on  opère un déni de la vie c’est-à-dire on dénie aux gens d’échapper au système des OGM et d’avoir une autonomie relative du point de vue alimentaire. Donc, on a la création, là, d’un pouvoir, Foucault aurait dit un pouvoir biopolitique, qui veut contrôler l’ensemble du vivant. Ce qui est spécifique, c’est que ce pouvoir biopolitique s’inscrit dans le droit. Je ne pense pas qu’en l’état actuel cette loi va passer. Mais le seul fait qu’elle est déposée, donc c’est un ballon d’essai grandeur nature qui va tester le type de réaction. Si elle ne passe pas maintenant on va la représenter jusqu’à temps  qu’elle passe. Mais le seul fait qu’elle peut être présentée actuellement nous indique vraiment là où on en est. C’est-à-dire, dans un système où ce n’est pas simplement nos libertés qui sont menacées, c’est l’ensemble de notre vie.

Page disponible à l'adresse suivante : http://fragmentsduvisible.org/p-article-122-afficher