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Serge Portelli

lun. 18 oct. 2010

Intervention de Serge Portelli - Magistrat

Verbatim colloque Lois antiterroristes 25 ans d'exception - Tarnac, un révélateur du nouvel ordre sécuritaire.
Lundi 18 Octobre 2010 à l'Assemblée Nationale 

1ere Table ronde : Contexte des lois antiterroristes

Hier j’étais au « Rendez-vous de l’Histoire » à Blois et je me suis dit qu’il fallait que je prépare encore plus sérieusement cette intervention et donc j’ai regardé dans une très grande librairie qui était là. Je suis tombé sur le bouquin du juge Bruguière, un gros bouquin ; en fait ce n’est pas un livre de lui mais une interview de Jean-Marie Pontaut, que j’apprécie par ailleurs, mais qui a une admiration sans borne de l’ex- juge Bruguière.  Je me disais, je vais apprendre beaucoup de choses, c’est un peu un livre de mémoires où il parle de ses affaires; quand les juges parlent de leurs affaires généralement ce sont des mauvais livres, celui-là ne fait pas exception rassurez vous.  J’ai un peu hésité car le titre est « Tout ce que je n’ai pas pu dire » titre un peu ridicule, soyons clairs. Et donc, j’ai été plutôt vers la fin du chapitre où, après avoir parlé de toute cette justice antiterroriste dont il est finalement l’un des symboles les plus forts, il faut le reconnaître, il parle de sa philosophie de la justice antiterroriste.

Il y a un terme qui m’a assez choqué, parce que le juge Bruguière qui, je le répète, est très représentatif non seulement de l’action judiciaire mais aussi politique, n’oublions pas qu’il s’est présenté aux élections parlementaires ou il s’est pris une veste évidemment, mais bon, il livre ses pensées, son cœur et à la fois ses convictions. C’est un homme de mission, la justice antiterroriste, on a l’impression que c’est une sorte de vocation première, il parle beaucoup de son enfance. Ce sont des choses qui remonte très loin, on est remonté un peu dans la psychanalyse, mais l’antiterrorisme, c’est aussi un petit peu ça, il parle à la fois de ses convictions et en même temps de ses haines, il faut bien dire ce qui est. Donc un terme m’a beaucoup choqué. Il parle du négationnisme. Le négationnisme, pour lui, ce sont ceux qui nient le phénomène terroriste. Et dans cette catégorie de négationnistes de l’antiterrorisme, il met beaucoup d’avocats.

Un de ses combats, qu’il partage avec tellement de monde, c’est le combat contre les droitsdelhommistes qui évidemment peuplent, j’ai bien peur, cette salle. Dans lesdroitdelhommistes, il classe les gens qui à la fois défendent les terroristes mais assez curieusement aussi, et c’est là que je pense qu’il y a une grande faille de ce système, il met aussi parfois les avocats des parties civiles, qu’il considère vraiment comme des empêcheurs de tourner en rond, comme des jusqu’auboutistes, comme des gens qui, de l’autre coté, arrivent à détruire la machine. Ce qui est assez curieux et donne finalement une image de la justice de l’antiterrorisme une image un peu paranoïaque.

Si je vous parle de ça c’est que derrière ce terme de négationniste il y a une vérité. En tant que magistrat, je ne viens pas vous dire le terrorisme n’existe pas c’est évident. Mais simplement aujourd’hui ces législations antiterroristes et  c’est bien que l’on ait fait le tour  d’horizon et que l’on soit  un peu resté aux États-Unis et au Royaume-Uni, ces législations, sont des législations fourre-tout, elles entretiennent une confusion absolue, une confusion à la fois de droit évidemment et une confusion, je crois que c’est là le pire, une confusion de langage. Et vous avez très bien dit quel était l’intérêt pour un certain nombre de pouvoirs de pervertir les mots (à l’intention de J.C Paye ndlr). Et l’on aurait intérêt, et d’ailleurs beaucoup de juristes le disent depuis très longtemps, à se demander qu’est ce que c’est ce mot terrorisme ? 

Terrorisme, ce mot qui effectivement recouvre des réalités extrêmement différentes, penser que l’on peut y mettre à la fois Al Qaïda, l’ETA, les autonomistes corses, les gens de Tarnac. Déjà en soit, cela doit immédiatement nous interpeller. Les faits que je viens de citer ce sont des faits, mais le plus important c’est derrière, qui sont ces gens ? Ce qu’ils représentent ? Il n’y a strictement aucun rapport entre toutes ces entités que je viens de citer. Alors pourquoi un certain nombre de gouvernements, un certain nombre de sociétés ont besoin, à un moment donné, de créer ces catégories fourre-tout, c’est surtout cela qui m’intéresse. En tant que juriste, on a tendance à dire que ce sont des législations d’exception, en effet l’intérêt de la mondialisation c’est qu’elle nous prouve que ces législations d’exceptions doivent obéir à un certain nombre de règles qui sont communes à travers la planète.

Vous parliez de 2006, c’est un temps précis dans l’évolution du monde, une loi aux Etats-Unis, une loi en Angleterre, une loi en France. Je relisais hier, ce fut une journée très rude après le livre du Juge Bruguière, les travaux parlementaires de la loi en 2006, qui est quand même la dernière de nos lois antiterroristes ; je relisais le discours inaugural, à l’Assemblée Nationale, du ministre de l’intérieur, qui a connu un succès considérable l’année suivante. C’est vrai que l’on retrouve toute cette, je lâche tout de suite le mot, cette idéologie extrêmement forte, extrêmement puissante, extrêmement, j’allais dire évidente dans le débat.  Et ce qui est assez extraordinaire c’est de voir comment la gauche se dépêtre de cette histoire-là, comment elle essaye désespérément d’échapper par le biais du droit, par le biais d’amendements, par tout un tas de subtilités, à une logique qui risque de l’engloutir et qui, peut-être, l’a déjà engloutie. Oui nous sommes dans une législation d’exception, on a beaucoup parlé des Etats-Unis du Royaume-Uni, mais  nous c’est pas mal ce que l’on  fait en matière d’antiterrorisme. Nous aussi avec la loi de 2006, avec le crime d’association de malfaiteurs qui déjà, en soi, était une injure au principe de la légalité, de l’étendre jusqu’à en faire un crime, « au secours ». Une garde-à-vue de 6 jours, c’est moins qu’au Royaume-Uni, mais quand même, on ne se pose pas en 2006 la question si l’on a besoin d’un avocat ou pas. Alors que quand même il y avait déjà beaucoup de voix qui s’élevaient pour dire que c’était une aberration, c’est vrai qu’elles étaient moins nombreuses qu’aujourd’hui, maintenant que nous avons l’aval de la Cour de cassation, du Conseil Constitutionnel, de la Cour Européenne des Droits de l’Homme;  donc à l’époque on était encore plus dans cette vague idéologique qui n’était pas très contestée. Cette loi de 2006 a renforcé cet état d’exception dans lequel nous vivons. L’antiterrorisme aujourd’hui fait donc partie de ces législations d’exception, mais elle n’est peut-être jamais qu’une des lois d’exception, il n’y a pas que le terrorisme et il n’y a pas que l’antiterrorisme. Je pense qu’il faut recadrer ce phénomène-là dans une évolution beaucoup plus large de notre droit et de nos sociétés.

Je me suis beaucoup intéressé à la torture et un phénomène qui m’a beaucoup marqué c’est la permanence de la torture depuis que l’humanité existe, et le fait qu’aux Etats-Unis et en France où ailleurs, l’on soit encore aujourd’hui entrain d’en discuter et à partir du terrorisme. J’ai écrit un bouquin, au début je pensais qu’il m’emmènerait sur les chemins de l’histoire, et je me suis aperçu que j’étais complètement dans l’actualité d’aujourd’hui. Dans la soi disante plus grande démocratie du monde, on était entrain de discuter, au Congrès, au Sénat, du point de savoir si l’on utilisait ou pas la torture, on a rappelé dans les débats que c’est Bush qui mettait son veto à une loi qui interdisait la torture pour la CIA ou pour l’armée.  On en est là. Ce à quoi je veux réfléchir, c’est vers quelle société nous emmènent ces législations d’exception ? Au-delà du débat du droit, au-delà du débat politique aujourd’hui, ce qui m’effraie, c’est cela : vers quoi est-on entrain d’aller ? C’est vrai que la torture a toujours été une façon de soi-disant lutter contre le terrorisme, ou lutter contre la très grande criminalité, ou ce qui a été le terrorisme à différentes époques. Et ce qui m’a toujours frappé, c’est qu’à chaque fois qu’on dit un peu la torture, c’est toujours un peu, c’est toujours ça. C’est comme toutes les législations d’exception. Vous ne trouverez jamais un apôtre de la torture en tant que tel sauf peut-être un peu pendant la guerre d’Algérie, mais même pas. Tous les gens qui ont défendu la torture depuis qu’elle existe, ce sont des gens qui toujours vous ont dit : juste un peu. Pas plus. Et à chaque fois ce « un peu » s’est transformé en un peu plus, beaucoup plus, beaucoup, et tout le monde. D’un point de vue historique, on est tout à fait dans ce type de législation antiterroriste.

Pour ne pas fâcher les gouvernements actuels, à Rome, au début c’était uniquement les esclaves qui pouvaient être torturés, les hommes libres étaient tranquilles, pendant un certain temps, puis ça c’est un peu étendu, puis on a fait une distinction, entre les gens honnêtes et les autres. C’est un peu comme les honnêtes gens aujourd’hui, à l’époque ça s’appelait les honestiores et les humiliores, en gros entre les gens bien et les pauvres.  Puis on a étendu un peu, on a pris un certain nombre de lois contre les infractions qui étaient très graves, comme le crime de lèse-majesté de l’époque, puis dans le crime de lèse majesté, on a étendu, étendu, on y a mis plein de chose, et à la fin, à la fin de l’empire romain, tout le monde était torturé. Ça a pris un peu de temps, mais aujourd’hui l’histoire est beaucoup plus rapide.
Voilà le sort, l’évolution, de toutes les législations d’exception, de toutes les législations antiterroristes ou pas, qu’elles soient de l’époque romaine ou du XXI siècle.

Voilà ce qui nous attend. Et l’évolution dans laquelle nous nous inscrivons, le pan de l’histoire dans lequel nous sommes ce n’est évidemment pas un pan de l’histoire qui a commencé en 2001, c’est une évidence. Les législations antiterroristes elles existent, si on ne prend que ça, depuis déjà un certain temps, ce sont des lois qui ont été créées, améliorées, sous des gouvernements assez variés, je parle de la France. On peut trouver des améliorations techniques proposées aussi bien par la gauche que par la droite, même si aujourd’hui il y a des réticences à parler de tout cela. Et donc, vous avez cette montée en puissance à la fois dans le droit, parce que effectivement les gouvernements ont besoin du droit pour inscrire l’arbitraire. Toutes les dictatures sont passées par le droit, c’est un instrument irremplaçable.
Donc il y a le droit qui contribue, mais il y a aussi les intellectuels, les politiques et les juristes, et les magistrats, c’est un mouvement de société, c’est beaucoup plus profond que simplement la superstructure juridique. Et l’on constate dans de très nombreux pays depuis maintenant près d’un demi-siècle, un courant qui veut qu’un certain nombre de citoyens sortent du droit, c’est ça la notion de combattant illégal, ce n’est jamais que la traduction juridique et politique de ça.

Ce vers quoi nous allons, gentiment, doucement, de plus en plus vite, c’est qu’il y a un certain nombre d’hommes qui ne doivent plus être des hommes. Et parmi ces sous-hommes, ces catégories, qui ont existé de tout temps, il faut mettre tous ceux qui aujourd’hui gênent. Donc les terroristes ou les soi-disant terroristes ne sont jamais qu’une des catégories possibles. Il y a une notion très utilisée aujourd’hui, on appelle ça le droit de l’ennemi, mais qui recouvre totalement ce type de pensée là. Ça peut vous effrayer, moi ça m’effraie beaucoup, mais ce ne sont pas des illuminés qui disent ça, ce sont des juristes, ce sont des philosophes, ce sont des politiques qui écrivent dans des revues juridiques, politiques ou autres; en France un peu, mais surtout aux Etats- unies dans les pays anglo-saxons, en Allemagne, en Israël, ou ailleurs, depuis des dizaines d’années.  Et ils vous disent quoi ? Que le droit n’est finalement qu’un privilège que l’on peut accorder à certaines personnes mais pas à d’autres. Le fond, c’est cela. Et donc il y a des gens qui sont exclus de l’état de droit, les terroristes « sont », entre guillemet, parmi ces gens-là.

Il y a une autre notion, c’est celle de dangerosité, qui pollue aujourd’hui les débats, cette dangerosité c’est la même notion ; parmi les gens dangereux, une notion qui existe depuis près d’un siècle, et plus que ça, on peut mettre à peu près qui l’on veut. Et le droit sert à cela. Finalement les terroristes ne sont jamais qu’une catégorie particulière, de ces gens que l’on veut exclure du droit. Si l’on parle du droit de l’ennemi, c’est parce que c’est un droit de guerre, on est en état de guerre permanent, on est toujours au niveau super rouge du plan Vigipirate, je prends cette image-là, mais il faut l’étendre à tout, et à l’état de la société. L’angoisse aujourd’hui c’est cela, la législation antiterroriste n’est jamais que le pion le plus avancé dans cette bataille contre l’état de droit. C’est un combat contre l’état de droit qui est mené aujourd’hui mais dans bien d’autres domaines, il y a une solidarité entre le droit sur le terrorisme, le droit sur les étrangers, le droit sur la délinquance sexuelle et tout un tas d’autres droits. Céder sur un de ces points-là, c’est céder sur l’ensemble.

Ce qui a changé dans cette idéologie qui est en marche, cette idéologie terrible, c’est que l’ennemi, ce n’est plus l’ennemi qui est de l’autre côté de la frontière, c’est l’ennemi qui est chez nous, c’est l’ennemi intérieur. Et là les Français sont très forts, ils ont théorisé ça de façon très subtile et très ancienne. Il y a le livre de Marie- Monique Robin sur l’école française, sur tout ce que les militaires français ont théorisé depuis la guerre d’Indochine, la guerre d’Algérie, exporté ensuite aux Etats- Unis, en Argentine, au Chili, au Brésil. Ce qu’il y a au fond dans cette idéologie c’est que l’ennemi est parmi nous, et donc il va falloir utiliser, pour découvrir cet ennemi et pour ensuite le neutraliser, il va falloir utiliser des méthodes tout à fait exceptionnelles et qui normalement doivent anéantir l’état de droit. Parce que pour trouver l’ennemi c’est extrêmement compliqué. Et l’on y met qui l’on veut, quand on veut.

Nous sommes aujourd’hui, comme dans beaucoup de pays, dans ce que j’appelle un état limite, à la fois au sens psychiatrique et au sens  politique du terme, avec des dirigeants qui sont eux-mêmes dans les deux catégories. Et c’est assez angoissant de penser que nous sommes dans cette évolution-là. L’état limite c’est assez sinusoïdal, il y a des périodes de creux et des périodes de grande violence, nous pouvons basculer à un moment donné, et je pense que le terrorisme est le meilleur ferment pour ça, le meilleur levier, nous pouvons basculer dans quelque chose d’autre, nous pouvons basculer dans un état fortement autoritaire voir pire. Et la législation antiterroriste est, finalement, la meilleure arme du pouvoir pour opérer cette transformation.

Pour terminer je dirais que notre mission c’est une vigilance totale, absolue, et générale. Car si nous pouvons effectivement constater des dérives gravissimes dans la législation antiterroriste, n’oublions pas qu’il y a une solidarité sur tout ce front et que notre combat pour la démocratie ce n’est pas seulement un combat contre ces législations d’exception antiterroriste mais un combat beaucoup plus large et quasi quotidien, que nous aurons à mener dans l’année qui vient de façon encore plus terrible, plus obstinée que jamais. Parce que je suis certain que ce que nous allons vivre dans l’année qui vient est quelque chose que nous n’avons encore jamais vécu. Donc, bon courage.

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