Une enquête au point mort. Et aujourd’hui, une contre-enquête. Depuis un an, l’enquête du juge antiterroriste Thierry Fragnoli sur les sabotages des lignes TGV dans la nuit du 7 au 8 novembre 2008 n’a pas permis de découvrir d’éléments matériels confirmant l’implication des neuf jeunes installés à Tarnac, en Corrèze. Ils sont tous, à ce jour, mis en examen pour «association de malfaiteurs, destructions et dégradations en relation avec une entreprise terroriste». Julien Coupat étant poursuivi pour «direction ou organisation» du groupe.
L’enquête n’est pas allée au-delà des premières constatations qui incriminaient Julien Coupat : sa présence en compagnie d’Yildune Lévy à proximité d’une voie sabotée, la nuit des faits. Dans une note qui doit être transmise au juge aujourd’hui, les avocats de la défense, Mes Thierry Lévy, Jérémie Assous et William Bourdon, contestent désormais les premiers éléments recueillis. Les avocats rappellent que Yildune Lévy et Julien Coupat ont été «suivis de manière continue depuis leur départ de Paris dans la matinée du 7 novembre jusqu’à leur retour dans la capitale, dans la matinée du 8 novembre». «Leur participation à ces faits», qu’ils contestent, «ne devrait pas faire de doute». «Or non seulement le doute existe, notent-ils, mais les incohérences et les anomalies dont sont émaillées les constatations des enquêteurs amènent à s’interroger sur leur crédibilité.»
Des traces de semelles et de pneus qui ne collent pas
Dès le 8 novembre, un technicien en identification criminelle de la gendarmerie effectue des relevés. «Le site et les voies ferrées sont protégés par une clôture métallique mesurant environ deux mètres, surmontée par un fil de fer barbelé», note Cyril C. Les portails grillagés qui permettent d’accéder au site sont intacts. Mais à droite de l’entrée nord-ouest, le grillage garde «plusieurs traces d’effractions». Il a été sectionné. De l’autre côté de la voie, des traces d’escalade sont visibles.
Le gendarme constate aussi «la présence de traces de pneumatiques laissées par un véhicule ayant effectué un demi-tour». Il mesure. Largeur du pneu : 153 millimètres ; distance séparant l’intérieur de deux côtés opposés : 1 190 mm. Or ces traces ne peuvent correspondre à la voiture utilisée par Coupat. Les pneus de la Mercedes 250 qu’il utilisait sont larges de 200 mm, et la distance entre les roues de 1 300 mm.
L’homme de la police scientifique découvre aussi «la présence sur ce même chemin de deux traces de semelles de chaussures». «Une trace indexée 13, longue de 245 mm» ; et une autre «indexée 14, longue de 200 mm». Or Coupat chausse du 45, ce qui correspond à une longueur de 307 mm, et Yildune Lévy du 39, soit 260 mm. Suivant les traces, le gendarme reconstitue «un cheminement montant» au sein de «l’emprise SNCF», ce qui lui permet de déduire l’itinéraire des saboteurs. Après être entrés par le portail nord-ouest et avoir circulé sur la voie, ils sont sortis en escaladant le portail nord.
L’avis des avocats.«Les constatations du technicien ne sont pas compatibles avec celles de la surveillance. Les traces de pneumatiques et de semelles de chaussures ne peuvent correspondre ni aux pneus de la voiture surveillée ni aux chaussures des occupants.»
Une filature en question
Revenant sur la nuit du 7 au 8 novembre, Julien Coupat dira s’être «senti suivi» dès qu’il s’est «engagé sur des petites routes». «J’ai dû m’arrêter une dizaine de fois et faire autant de demi-tours, a-t-il dit. Il y avait quasiment un caractère de jeu à s’arrêter et à voir venir les voitures en reconnaissance.» Selon les policiers, le couple aurait circulé, le 7 au soir, sur la départementale 23 qui relie les villages de Dhuisy et de Germigny-sous-Coulombs (Seine-et-Marne) et qui passe sous la ligne TGV qui sera découverte sabotée. Après avoir mangé, et dormi quelques heures dans la voiture, au Trilport, à trente kilomètres de là, ils seraient revenus sur la même route. «Le 8 novembre, à 3 heures 50 minutes, constatons que le véhicule allume ses feux et démarre en direction de la Ferté-sous-Jouarre. Il chemine à allure normale sur la RN3, indique le procès-verbal de la SDAT. Le véhicule emprunte dans Dhuisy la direction Germigny, après un kilomètre il oblique à gauche dans la voie dans laquelle il avait été observé précédemment (près de la ligne TGV). Il est 4 heures.» Ce minutage sera repris dans d’autres procès-verbaux.
L’avis des avocats.«Selon le procès-verbal, il s’est écoulé dix minutes entre les deux points de stationnement.L’itinéraire emprunté entre les deux arrêts est également indiqué. Or la distance parcourue étant de 26,6 kilomètres, la vitesse moyenne de la voiture aurait dû être de 159,6 km/h. La voiture surveillée n’a pas pu parcourir la distance indiquée entre Trilport et le lieu des faits dans le laps de temps indiqué.»
Des procès-verbaux discordants
La voiture de Coupat, un vieux modèle de Mercedes, se serait donc arrêtée à proximité de la voie TGV. Coupat n’a pas confirmé ce lieu de stationnement lors de sa garde à vue. Et le juge ne l’a pas interrogé sur ce point. Coupat a déclaré être retourné à «l’un des endroits les plus reculés, à l’écart de tout, en pleine campagne», pour y «faire l’amour» avec son amie. La ligne à grande vitesse (LGV) est entourée de champs et surplombe l’horizon.
A l’endroit où la route plonge sous la voie SNCF, il y a quatre lieux de stationnement possibles, deux de chaque côté de la LGV. Si la Mercedes s’est garée là, et les policiers suiveurs de l’autre côté de la voie, ils sont à quarante mètres tout au plus. Qu’ont-ils vu ? «A 4 heures 5 minutes, une approche piétonne des lieux nous permet de constater la présence du véhicule stationné tous feux éteints sur l’entrée de la voie de service, sise quelques mètres avant le pont de chemin de fer, indique sur procès-verbal le lieutenant de la SDAT. Il nous est impossible de distinguer si le véhicule est occupé ou non.» Un quart d’heure plus tard, la voiture repart. Les policiers semblent n’avoir rien observé.
Pourtant, un gendarme, le lieutenant-colonel Eric G., chargé des constatations le jour des faits, dresse un procès-verbal contradictoire. Il note qu’un officier de police de la SDAT lui a déclaré dans la journée au téléphone «avoir suivi et observé un individu qui s’est stationné à l’intersection entre la D23 et la LGV Est pendant une vingtaine de minutes entre 4 heures et 4 heures 20». Mieux : «Cette personne a accédé à l’emprise sécurisée de la SNCF sans qu’il [le policier] puisse déceler ses agissements.» Cette déclaration, faite alors que les sabotages font déjà l’actualité des radios, ne sera pas été réitérée.
L’avis des avocats.«Si un individu - et pas un fantôme - avait été vu vers 4 heures du matin sur la voie ferrée à l’endroit du sabotage, cela constituerait un lien objectif entre la voiture des mis en examen et les faits. […] Le fait de ne pas mentionner cette information essentielle» est «de nature à faire douter de l’authenticité [du procès-verbal de police].»
le cafouillage sur la découverte de l’incident
Après le départ de la voiture, les policiers de la SDAT auraient procédé à une «minutieuse recherche aux abords immédiats de la voie ferrée et du pont de chemin de fer», sans rien trouver. Ils seraient restés sur place trois quarts d’heure. «A 5 heures 10 minutes, constatons le passage sur la voie ferrée d’un TGV. Lorsque le train passe à l’aplomb exact du pont de chemin de fer se produit une gerbe d’étincelles accompagnée d’un grand bruit sec. Voyons la caténaire se détendre puis se retendre. Le train semble poursuivre son cheminement sans encombre.» Selon leur procès-verbal, les policiers demandent à leur état-major «d’aviser immédiatement les responsables de la SNCF». Mais ils quittent les lieux, attitude curieuse s’ils ont été témoins des faits. A 5 h 50, ils «donnent instruction» à l’équipe qui a continué la filature jusqu’au périphérique de «regagner le service». La SDAT ne semble prévenir personne immédiatement.
De son côté, le conducteur du TGV d’ouverture de la ligne a «constaté un incident du pantographe» à 5 h 12. C’est à 8 h 22 que les services de la SNCF remarquent à Strasbourg un pendule [élément de fixation de la caténaire, ndlr] resté accroché sur le pantographe du train. A 10 h 36, les agents de maintenance sont prévenus. Et Patrick C., qui reçoit l’appel, est déjà sur la voie. Il est sorti vers 9 h 10 pour un TGV stoppé par un chevreuil… C’est donc lui qui arrive sur place à 11 h 46 seulement. Il constate que huit pendules sont décrochés, et un cassé, sur dix mètres.
Dans la journée, les gendarmes découvrent que la police ferroviaire aurait appelé le central de sûreté vers 10 heures pour l’avertir d’un appel de l’officier de permanence de la police judiciaire à 7 h 50. «Une équipe PJ, en mission de surveillance», aurait «vu un individu piéton qui se trouvait sur la LGV à l’intérieur des emprises SNCF». Le commandement de surveillance SNCF se tourne vers le responsable de la régulation de la LGV Est. L’appel est enregistré vers 10 heures.
«- Je t’appelle, j’ai la police qui nous a indiqué maintenant que vers 5 heures ce matin, il y aurait eu un équipage de la PJ qui aurait aperçu au niveau de Dhuisy […] une personne qui se serait avancée sur le pont, je pense qu’elle n’a rien jeté, parce que sinon on s’en serait rendu compte. C’est juste pour signaler ça, quoi : une personne a fait un aller-retour sur le pont et après, ils ont perdu la personne.
- Ben là, écoute, je ne suis pas du tout au courant, mais vraiment pas du tout ! Ça c’est passé à 5 heures ?
- Ouais, à 5 heures ! Il est temps qu’ils se réveillent, ils nous appellent cinq heures après, mais bon…»
L’avis des avocats.«Le signalement a été donné au plus tôt à 7 h 50 et plus vraisemblablement vers 10 heures. Les circonstances qui ont entouré le signalement de l’incident aux techniciens de la SNCF suscitent également de nombreuses interrogations. […] La PJ a tardé, sans raison connue, à informer les responsables de la SNCF.»