Le 11 novembre 2008, les mis en examen étaient tous en garde-à-vue. Comme de coutume dans ce genre de circonstances, les policiers de la SDAT récupéraient les relevés bancaires des uns et des autres. Il s’agit de voir si l’un des mis en examen, ou l’un de ses amis, aurait utilisé sa carte bleue d’une manière plus ou moins incriminante. Sans que qui que ce soit ne s’en émeuve, les relevés bancaires de Yildune Lévy ne figurent pas aux retours de réquisitions. Contrairement à tous les autres mis en examen et à bon nombre de leurs connaissances, la police se fiche complètement de ce qu’Yildune a pu faire de sa carte bleue les jours précédant et suivant les sabotages. Pourquoi pas.
Il faudra attendre plus de trois ans pour que ses relevés bancaires refassent surface. Un policier en charge de l’enquête les analyse et assure qu’il n’y a rien de particulier à en dire. Nos conseils, consciencieux, y jettent un œil par principe et découvrent un retrait bancaire à 2H44 à Pigalle le 8 novembre 2008. Yildune y avait acheté des cigarettes. Acte anodin s’il en est, il vient cependant contredire l’accumulation déjà ridicule des mensonges policiers. Le conseil, pas peu fier de sa découverte, se rend à la galerie Saint-Eloi pour faire part de sa stupéfaction. Voilà enfin une preuve matérielle dans un dossier où il n'y en a aucune, et il se trouve qu'elle est à décharge. Elle prouve que Yildune Lévy était à Paris à une heure où la SDAT la prétend en Seine-et-Marne. Vous répondez à notre conseil, madame la juge, l’air assuré, que vous êtes au courant de ce retrait, mais que « tout le monde s’en fiche ». Tiens donc.
Le lendemain, les journaux du pays relatent cette nouvelle déconvenue pour les fins limiers de l’antiterrorisme. Après quelques jours de tergiversations, il reviendra au dernier journaliste à soutenir servilement la police d’allumer le contre-feu. Olivier Toscer, pour le Nouvel Obs, rapporte les propos des « policiers proches de l’enquête ». La carte bleue d’Yildune a très bien pu être prêtée à une amie et d’ailleurs, elle n’était pas dans ses affaires lorsque les policiers sont venus l’arrêter. Il négligeait au passage de préciser que les policiers avaient bêtement oublié le précieux sac d’affaires en question chez ses parents, et s'étaient épargné l'humiliation de retourner le chercher. L’explication n’est pas particulièrement convaincante, mais, à ce point, l’ « affaire » a déjà été tellement torpillée qu’à la SDAT comme à la galerie Saint-Eloi, on est résolu à faire le gros dos. À l’exception du Monde, du Canard Enchaîné, d’Europe 1, de France Inter, de Libération et de l’AFP, « tout le monde s’en fiche de ce retrait ». Peut-être, aussi, que personne n’a envie d’endosser le rôle tragique d’un Fragnoli, ou de défendre des policiers aux mensonges notoirement pathétiques.
L’instruction est en grève, mais la vie suit son cours. Comme il va bien falloir conclure, vous décidez symboliquement, madame la juge, de le faire en invitant Julien et Yildune à se présenter dans votre bureau. Julien vous écrit une lettre pour expliquer qu’il ne voit pas bien l’intérêt de continuer davantage tant que les actes requis par la défense n'auront pas été réalisés. Yildune, plus curieuse de vous rencontrer, se rend à la convocation. Là, c’est toute l’hypocrisie qui sied au fait de juger dans un système inquisitoire qui se fait jour. Mécaniquement, vous déroulez votre interrogatoire. Rapidement, Yildune vous soumet le constat suivant : si sa carte bleue avait été utilisée à proximité des sabotages et qu’elle s’en était défendue en évoquant son prêt à une amie, vous lui auriez bien ri au nez. La réquisition de ses relevés de compte a été demandée deux ans et deux jours après le retrait en question, soit 48h après que toute analyse des bandes de caméra de surveillance ne soit plus possible. Mais ce 23 janvier 2014, vous n’avez pas ricané. Au contraire, vous avez concédé en off que c’était effectivement la démonstration d’une enquête à charge et vous conveniez que sa fouille était singulière et attestait qu'un sac de scellés avait clairement été oublié chez elle. Ce jour-là, vous étiez d’accord avec Yildune mais, malheureusement, vous avez oublié de demander à votre greffière de consigner vos propos. Machinalement, vous avez repris le cours de l'interrogatoire prévu, et l’enquête dont vous héritiez. Il ne resta rien de votre bonne foi. À le relire, votre interrogatoire en dit plus que n'importe quelle réponse. Il se passe même de réponse.
« LE JUGE : Des investigations ont été effectuées sur vos comptes bancaires et notamment sur votre compte courant N °30004017470000087815788 ouvert le 19 juillet 1999 auprès de l'agence BNP PARIBAS sise 4 place Saint-Fargeau à Paris 20"', compte clôturé le 18 septembre 2009 (D2006). Il résulte de l'étude des mouvements intervenus sur ce compte entre le 1er octobre et le 12 novembre 2008, que le 8 novembre 2008 à 2h44, soit durant la nuit au cours de laquelle un crochet a été déposé sur la caténaire de la voie ferrée de la ligne TGV-Est à hauteur de la commune de Dhuisy, un retrait de la somme de 40 euros a été effectué à un Distibuteur Automatique de Billets (DAB) situé à Paris, dans le quartier "Pigalle". (D2006/20) Que pouvez-vous nous dire sur cette carte bancaire et ce retrait ?
LE JUGE : Pourquoi n'en avoir jamais parlé auparavant, n'est ce pas parce que vous n'étiez pas l'auteur de ce retrait ? (nous soulignons)
LE JUGE : Ne trouvez-vous pas que ce retrait est en contradiction avec vos propres déclarations et celle de Julien COUPAT?
LE JUGE : Vous avez reconnu en effet avoir passé une bonne partie de la nuit à proximité de Dhuisy. (...) Si l'on tient compte du fait que vous avez "dormi dans la voiture", que vous étiez "morte de froid" et que vous vous êtes ensuite rendus dans un endroit encore plus perdu pour faire "un câlin", ne trouvez-vous pas que cela est difficilement compatible avec votre présence au nord de Paris à 2h44 du matin ? »
LE JUGE : L'observation de vos retraits d'espèces fait ressortir qu'habituellement il s'agit d'opérations effectuées dans des DAB implantés principalement à Paris 20 ème où vous demeurez, pour des montants allant de 20 à 120 euros à raison d'une dizaine de retraits par mois. (D2006/2)
On peut constater que le retrait le plus tardif figurant sur vos relevés excepté celui de 2h44 est effectué le 3 novembre 2008 à 22h38 à Alexandre Dumas (Paris 20ème)
Avez-vous des observations ?
LE JUGE : Comment expliquez-vous que votre carte bancaire n'ait pas été mentionnée lors de votre interpellation, ni dans le procès-verbal de fouille, ni au cours de la perquisition ? (D231, D232, D235)
LE JUGE : Vous a t-on volé cette carte?
LE JUGE : Avez-vous perdu cette carte ?
LE JUGE : Avez-vous prêté cette carte ? »