Les frontières n'existent pas. Elles existent moins encore que tant de ces choses dont nous dissertons à longueur de conversation et que nul n'a jamais vues : la société, la France, le temps ou le concept de fleur. Il y a des mers, pour certaines presque infranchissables. Il y a des cols, des montagnes escarpées, des lacs dont les rives se perdent à l'horizon, il y a des déserts aussi, toujours habités, étrangement habités, les déserts ; il y a des langues et des histoires, des traditions et des liens de parenté, d'amitié. Mais il n'y a pas de frontières. C'est pourquoi il faut un tel appareillage pour attester leur existence contre toute évidence. Des miradors, des barbelés, des guérites et des passeports, des hommes en uniforme et désormais aussi des scanners, des drones, des capteurs, des miracles de technologie infrarouge, des caméras inventées juste pour les surveiller, les frontières – ces fictions impératives.
Nous sommes en 2008, en janvier 2008. Nul n'a encore entendu parler d'un certain Edward Snowden, mais chacun sait, ou du moins peut savoir, que depuis 2001 une gigantesque machine s'est mise en branle, à l'échelle mondiale, pour mettre en fiche tout ce que la planète compte d'humanoïdes, et que ces fiches sont notamment biométriques. On ne sait pas encore que la NSA absorbe chaque photo qui tourne sur l'internet pour mettre un nom, une identité sur chaque visage qui s'y fait voir. Mais on sait que le coeur de ce mouvement mondial est les États-Unis d'Amérique. Nous sommes en 2008, à Montréal. Un ami de passage nous invite à le suivre, justement, aux États- Unis. Direction New York. Pas moyen d'ajouter nos empreintes aux fichiers impériaux. De livrer notre identité biométrique à la Machine, comme ça, sans avoir tenté de lui faire faux bond. La frontière entre le Canada et les États-Unis : des milliers de kilomètres de forêts et de lacs, de lacs et de forêts. Il suffit de nager ou de marcher. Seul le premier pas coûte. La frontière n'existe effectivement pas. Toute la plèbe du monde sait que les frontières sont des mystifications, même si l'on meurt parfois, ou l'on se fait coffrer, pour n'avoir pas respecté la croyance générale. Un ami philosophe avait déjà renoncé à donner des cours aux États-Unis pour protester contre les fichiers américains. Quelques kilomètres de marche en forêt, par moins quinze degrés, et la preuve était faite que ces fichiers n'étaient pas une fatalité. Que nous n'avions pas à nous soumettre au chantage biométrique. Le jeu en valait la chandelle philosophique, et politique. Le voyage ne nous a pas déçus. La lumière sans équivoque, le ciel immense, l'air ciselant de New York. Le pont de Brooklyn, malgré les branchés. « Mais j'aime ce pont (de là tout est si beau et l'air est si pur) lorsqu'on y marche cela semble paisible même avec toutes ces voitures qui vont comme des folles en dessous. », comme l'écrivait Norma Jean. New York, on y croisait il y a un siècle un « déserteur de dix-sept nations », nous nous serions bien passés d'y croiser un infiltré anglais travaillant pour les services secrets de pas moins de onze pays. Et de nous faire filer, de ce fait, par le FBI. Mais cela fait partie du voyage. Cela fait partie du jeu. Cela complique évidemment le retour.
Au retour, deux amis nous attendent dans l'unique bar d'un village, côté canadien. Un village de confins, doté pour seul commerce d'un General Store, un Magasin Général, ça ne s'invente pas. Village de confin, village de contrebande certainement, il y a encore quelques années de cela. Ceux qui habitent aux frontières savent, eux, que les frontières n'existent que pour ceux qui y croient. Un des amis va chercher nos bagages, alourdis de tout ce que nous avons trouvé de l'Autre Côté. De la terrible littérature « subversive ». Assata d'Assata Shakur. Blood in my eyes de George Jackson. There where you are not sur Wittgenstein. Autonomia de Semiotext. Les affinités électives de Goethe. Le deuxième reste avec nous. Nous jouons au billard, en attendant. En attendant, nous vidons nos poches dans le juke box. Ring of fire. I walk the line. Folsom prison blues. San Quentin. Tout JohnnyCash y passe. Le barman et les gars au bar nous couvrent d'un regard bienveillant. Village de contrebandiers, musique de prisonnier. Sympathie muette, en deçà de tout langage. À cette heure- là, en plein hiver, dans ce bar des confins, les clients inconnus doivent être rares. Le temps se fait long. L'ami qui doit revenir ne revient pas. Quelque chose cloche, à l'évidence.
Un coup d'oeil au travers des carreaux de la porte d'entrée laisse entrevoir une voiture blanche, qui passe à l'allure de requin qui caractérise les bagnoles de flics en maraude. On laisse l'ami au billard et se planque dans les chiottes. Un par chiotte. Un chez les hommes, une chez les femmes. Tout est dans l'ordre. Les portes du bar claquent. Une minute plus tard, le barman entre dans les toilettes. « Cela fait vingt ans que je tiens ce bar. Jamais les flics n'y ont mis les pieds. C'est pour vous. Restez-là jusqu'à ce qu'ils soient partis. Je viendrai vous chercher. » Attente. Minutes dilatées comme des bronches en apnée. Bruits assourdis. Frémissements à chaque inspiration. Les portes claquent à nouveau. Le barman revient. « Ils ont embarqué votre ami. Ils vont revenir, c'est sûr. Il faut trouver une solution. » Un des gars du bar vient vers nous. « Suivez-moi », nous dit-il sans un mot de plus. Nous le suivons, sans savoir où il nous mène. Au salut ou à l'abattoir. Nous marchons dans les rues du bled en silence, comme si les flics nous épiaient derrière chaque haie. Le gars ne dit rien. Il oblique sur la gauche vers une maison. Nous entrons. « Voilà. C'est ma maison. Je ne dors pas ici ce soir. Je ne veux pas savoir ce que vous avez fait. Votre chambre est au premier étage. La première sur le palier, à gauche. Fermez bien la porte en repartant. Bonne nuit. » Village de confins. Village de contrebandiers. Solidarité âpre et sans apprêts de la plèbe. Il y a encore des Justes sur cette terre. Ami, nous n'oublions pas ton nom. Éternelle gratitude à Johnny Cash.