En novembre 2008, cela fait des mois que Julien, Yildune et tant d’autres ont repéré le petit manège policier. À intervalles réguliers, des silhouettes patibulaires s’agitent maladroitement autour d’eux. N’y a-t-il pas eu divers articles dans la presse relatant l’intérêt grandissant des services pour ces « anarcho-autonomes » qui prirent part à la lutte contre le CPE ? La garde des Sceaux, Rachida Dati, s'est même fendue d'une circulaire sommant les magistrats de se dessaisir au profit du pôle antiterroriste de Paris en cas d’arrestation d’un tagueur anarchiste. Michèle Alliot-Marie, dans la droite ligne du SAC familial, n'arrête pas de le répéter sur tous les tons : la gauche étant en déroute, tout ce qui lui échappe finira dans des groupes armés, « comme dans les années 1970 ». Il fallait alors vivre dans une cave, ou ne jamais lire les journaux, pour ignorer que la fine fleur sécuritaire lorgnait la génération politique des mis en examen comme un nouveau gagne-pain à peu de frais. Et puis par période, ces anges-gardiens maladroits disparaissaient jusqu’à ce qu’un ami vienne vous signaler qu’en se lançant à votre rencontre à l’occasion de telle ou telle manifestation, il avait aperçu de drôles de tronches rivées à leur talkie-walkie, et d'autres qui vous prenaient en photo avec insistance depuis un café. Et puis ces lignes téléphoniques, qui n’en finissaient plus de dysfonctionner, quand ce n’était pas le réparateur de France Telecom qui constatait des bretelles maladroitement posées sur la ligne de votre épicerie. Quelques exercices enfantins suffisaient à convaincre les plus dubitatifs d’entre les mis en examen. Sortir de la rame de métro au dernier moment, après la sonnerie, laissait systématiquement un ahuri sur le carreau; s’avancer nonchalamment vers une femme simulant depuis cinq minutes une conversation téléphonique suffisait à ce qu’elle change subitement de direction et de rendez-vous. Et cette autre qui était en train de parler au revers de sa parka : pas sûr qu'elle sorte de l'hôpital psychiatrique. Autant de jeux qui, longtemps, nous ont amusés, puis lassés. Avouons tout de même qu’il est plus angoissant d’espérer être protégé par le renseignement français que de se savoir surveillé par lui.
Le 7 novembre 2008, Yildune et Julien en avaient un peu assez. Pour tout un tas de raisons qui pourraient intéresser Voici mais pas l’instruction, ils décidaient de passer le week-end en amoureux. Ils se retrouvent le vendredi midi pour partir et se dirigent hors de Paris en direction de l'Est, fuyant une ville qui est devenue pour eux, avec des caméras sur leur appartement et de patients cerbères à leur porte, la capitale de la surveillance. La route est encombrée, comme un vendredi après-midi ; ce qui les ralentit. Aux environs de Meaux, ils ont l'impression que la surveillance qu'ils espéraient laisser derrière eux les poursuit. Pour en avoir le cœur net, ils s'engagent dans de petites routes de campagne où ils ne manquent pas de découvrir que ce n'est pas une ou deux voitures, mais un dispositif entier de filature qu'ils promènent avec eux. Ils notent les plaques et s'amusent à jouer au chat et à la souris avec les agents. Comment leur signifier plus clairement que filer des personnes qui se savent l’être n’a pas grand intérêt? La lassitude et la faim les amènent à chercher un endroit où manger et dormir. Un premier restaurant-hôtel, Le mouflon d'or, leur signale ne plus servir et être complet pour la nuit. La pizzeria suivante sert encore. Ils mangent, demandent là encore s'il y a un hôtel pas cher à proximité où dormir à cette heure. La réponse du restaurateur n'est pas convaincante. Tout semble complet et la nuit est déjà bien avancée. Finalement, ils s’assoupissent sous d'épais sacs de couchage dans leur voiture qui, pour être une vieille Mercedes pourrie de 1993, n'en est pas moins spacieuse. Ils s'endorment devant Le mouflon d'or. Vers une heure du matin, réveillés par le froid et passablement irrités par l’absurdité de leur week-end bousillé par la police, ils décident de rentrer à Paris. Au retour, ils s’arrêtent vers Pigalle pour qu’Yildune puisse acheter des cigarettes. La suite n'intéresse manifestement pas l'instruction, puisque jamais on ne leur posa de question à ce sujet. Du côté des policiers, le dispositif a alors lâché prise depuis longtemps. Bien évidemment, ils n’étaient pas vingt et pas même une dizaine de véhicules. C’était une filature de routine : il n’y avait pas lieu de poursuivre outre-mesure des « cibles » ayant suffisamment démontré qu’elles se savaient ciblées. « Chef, ça fait trois fois qu’ils passent au ralenti devant nous en nous faisant ‘coucou’, vous pensez-pas qu’on serait mieux de rentrer chez nous ? » Quand ils voient la voiture des amoureux garée devant Le mouflon d'or, les policiers décrochent. Leur mission se termine. C'est le week-end.
Si, dans toute cette filature, ils avaient croisé une voiture allemande, ou une voiture de location, contenant ceux qui ont revendiqué les sabotages, ils ne l'auraient de toute façon pas vue : leur mission, leur obsession, c’était Julien Coupat et Yildune Lévy. Et en un sens, peut-être est-ce mieux ainsi.
Le lendemain matin, à la radio, les agents de la SDAT apprennent qu'une série de sabotages a eu lieu dans la nuit. Ça piétine place Beauvau, les services sont sollicités. Les policiers du vendredi soir font le rapprochement de manière un peu cavalière. Coupat et Lévy, ils les ont vus en Seine-et- Marne, la veille. Auprès de leur supérieur, ils fanfaronnent : « On a une piste, chef ! ». Le chef appelle précipitamment le ministère de l’Intérieur et, faisant fi de toute réserve, annonce que « ses gars » connaissent les coupables et qu’ils les ont vus commettre ces sabotages. « Eh bien, arrêtez-les ! », hurle une ministre peroxydée. En 48 heures, les policiers de la SDAT, surpris par les conséquences de leur tout petit mensonge, vont devoir lui donner corps. Ils allument leur ordinateur et se ruent sur Google Map. Il faut au plus vite construire un récit tangible, un procès verbal qui insinue suffisamment mais ne s'avance pas trop. On sait qui doit être suspecté sans être tout à fait certain de ce que l'on va bien pouvoir leur reprocher. Il s'agit d'être minimaliste pour ne pas risquer d'être contredit a posteriori par les faits. Les policiers décident donc d'avoir tout vu, à l'exception du moindre fait incriminant. La réception du communiqué de revendication allemand leur parvient juste avant les arrestations, mais trop tard pour arrêter la machine politico-policière qui est déjà en branle. Il faut juste prier que tout cela passe. Mais le bon dieu n'existe pas pour la sous-direction antiterroriste. Et cela casse.
Pour accréditer le premier faux, il faudra en rédiger un autre, puis encore un autre, puis encore un autre. L’enregistrement du PC Suge qui aurait démontré que la SDAT n'a jamais prévenu la SNCF en pleine nuit des constations qu'elle n'avait pas faite...disparaît. Les scellés des bornages téléphoniques de la nuit... perdus pendant plusieurs années, réapparaissent sous une nouvelle marque. Surtout s'abstenir d'enquêter sur les autres sabotages, au cas où l'on ferait une découverte gênante. Même les gendarmes, après 24 heures d’investigation à Dhuisy, se mettent à enquêter contre les mensonges policiers. À tel point qu'il faut se dépêcher de les dessaisir avant qu'il ne soit trop tard.
Trois réécritures du PV D104 plus loin, celui-ci ne tient toujours pas, malgré le rejet de toutes les demandes d'acte, malgré tout le travail judiciaire et policier pour couvrir le faux initial. N'est pas faussaire qui veut !